Conseil d’État – Juge des référés
- N° 498433
- ECLI:FR:CEORD:2024:498433.20241018
- Inédit au recueil Lebon
Lecture du vendredi 18 octobre 2024
Avocat(s)
SCP SPINOSI ; SCP BORE, SALVE DE BRUNETON, MEGRET
Texte intégral
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
L’association Comité écologique ariégeois a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Toulouse, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’une part, de suspendre l’exécution de l’arrêté du 27 septembre 2024, par lequel le préfet de l’Ariège a instauré un prélèvement maximal autorisé et a fixé des quotas de prélèvements de galliformes de montagne pour la campagne cynégétique 2024-2025, en tant qu’il concerne la chasse du lagopède alpin et, d’autre part, de mettre à la charge de l’Etat la somme de 2 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Par une ordonnance n° 2405970 du 4 octobre 2024, le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse a, d’une part, suspendu l’exécution de l’arrêté du 27 septembre 2024 en tant qu’il a autorisé le prélèvement de dix lagopèdes alpins pour la campagne de chasse 2024-2025 et, d’autre part, mis à la charge de l’Etat la somme de 1 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Par une requête, enregistrée le 15 octobre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la ministre de la transition écologique, de l’énergie, du climat et de la prévention des risques demande au juge des référés du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) d’annuler l’ordonnance du 4 octobre 2024 du juge des référés tribunal administratif de Toulouse ;
2°) de rejeter la demande de l’association Comité écologique ariégeois.
Elle soutient que :
– la condition d’urgence n’est pas satisfaite ;
– c’est à tort que le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse a considéré qu’il était porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit à un environnement sain alors qu’existent des incertitudes quant à l’appréciation des conséquences de l’acte litigieux sur la population du lagopède alpin en Ariège ;
Par un mémoire en défense, enregistré le 17 octobre 2024, le Comité écologique ariégeois conclut au rejet de la requête et à ce que soit mis à la charge de l’Etat la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Il soutient que les moyens soulevés ne sont pas fondés.
Par un mémoire en intervention, enregistré le 17 octobre 2024, l’association One Voice conclut au rejet de la requête. Elle soutient, d’une part, que son intervention est recevable et, d’autre part, que les moyens soulevés ne sont pas fondés.
Par un mémoire en intervention, enregistré le 17 octobre 2024, la fédération départementale des chasseurs de l’Ariège et la fédération nationale des chasseurs demandent à ce qu’il soit fait droit aux conclusions de la requête. Elles soutiennent que leur intervention est recevable et s’associent aux moyens de la requête.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– la Charte de l’environnement ;
– la directive 2009/147/CE du 30 novembre 2009 ;
– le code de l’environnement ;
– le code de justice administrative.
Après avoir convoqué à une audience publique, d’une part, la ministre de la transition écologique, de l’énergie, du climat et de la prévention des risques et, d’autre part, l’association Comité écologique ariégeois, l’association One Voice ainsi que la fédération départementale des chasseurs de l’Ariège et la fédération nationale des chasseurs ;
Ont été entendus lors de l’audience publique du 18 octobre 2024, à 10 heures 30 :
– Me Megret, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat du Comité écologique ariégeois ;
– la représentante du Comité écologique ariégeois ;
– les représentants de la ministre de la transition écologique, de l’énergie, du climat et de la prévention des risques ;
– les représentants de l’association One Voice ;
– la représentante de la fédération nationale des chasseurs et la fédération départementale des chasseurs de l’Ariège ;
à l’issue de laquelle le juge des référés a clos l’instruction ;
Considérant ce qui suit :
1. Le préfet de l’Ariège a pris un arrêté, le 27 septembre 2024, visant à instaurer un prélèvement maximum autorisé ainsi qu’un quota de prélèvements limitant la chasse des galliformes de montagne pour la campagne 2024/2025. L’association Comité écologique ariégeois a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Toulouse de suspendre l’exécution de cet arrêté sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administratif dès lors qu’il porterait une atteinte grave au droit de chacun de vivre dans un environnement sain. Le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse a fait droit à ses demandes en tant que l’arrêté contesté autorise le prélèvement de dix lagopèdes alpins pour la campagne de chasse. La ministre de la transition écologique, de l’énergie, du climat et de la prévention des risques fait appel de cette ordonnance.
Sur les interventions :
2. Eu égard à son objet statutaire et à la nature du litige, l’association One Voice justifie d’un intérêt suffisant pour intervenir au soutien de la requête. La fédération départementale des chasseurs de l’Ariège et la fédération nationale des chasseurs justifient d’un intérêt suffisant pour intervenir en défense au soutien de la ministre de la transition écologique, de l’énergie, du climat et de la prévention des risques. Ainsi, leurs interventions sont recevables.
Sur la demande de référé :
3. Aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : » Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (…) « .
4. Le droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, tel que proclamé par l’article premier de la Charte de l’environnement, présente le caractère d’une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Toute personne justifiant, au regard de sa situation personnelle, notamment si ses conditions ou son cadre de vie sont gravement et directement affectés, ou des intérêts qu’elle entend défendre, qu’il y est porté une atteinte grave et manifestement illégale du fait de l’action ou de la carence de l’autorité publique, peut saisir le juge des référés sur le fondement de cet article. Il lui appartient alors de faire état de circonstances particulières caractérisant la nécessité pour elle de bénéficier, dans le très bref délai prévu par ces dispositions, d’une mesure de la nature de celles qui peuvent être ordonnées sur le fondement de cet article. Dans tous les cas, l’intervention du juge des référés dans les conditions d’urgence particulière prévues par l’article L. 521-2 précité est subordonnée au constat que la situation litigieuse permette de prendre utilement et à très bref délai les mesures de sauvegarde nécessaires. Compte tenu du cadre temporel dans lequel se prononce le juge des référés saisi sur le fondement de l’article L. 521-2, les mesures qu’il peut ordonner doivent s’apprécier en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente et des mesures qu’elle a déjà prises.
5. Par un arrêté du 15 mai 2024, non attaqué, le préfet de l’Ariège a fixé les dates d’ouverture et de fermeture de la chasse pour la campagne 2024-2025, et a autorisé notamment la chasse du lagopède alpin les mercredis et dimanches sur la période comprise entre le 29 septembre 2024 et le 20 octobre 2024. Par l’arrêté attaqué du 27 septembre 2024, il a fixé, pour l’ensemble de la campagne de chasse considérée, un quota de prélèvement maximum de lagopède pour chaque unité de gestion, fixé à zéro dans 6 unités de gestion et à 3 et 7 pour deux unités de gestion de la haute chaine centrale, soit un quota total de 10 spécimens maximum. Il résulte de l’instruction qu’un spécimen a été prélevé lors du premier jour de chasse autorisé le 29 septembre, avant que le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse ne suspende les effets de cet arrêté le 4 octobre 2024 en faisant usage des pouvoirs qu’il tire de l’article L. 521-2 du code de justice administrative.
6. D’une part, aux termes de l’article 1er de la directive du Parlement européen et du Conseil du 30 novembre 2009 susvisée : » La présente directive concerne la conservation de toutes les espèces d’oiseaux vivant naturellement à l’état sauvage sur le territoire européen des États membres auquel le traité est applicable. Elle a pour objet la protection, la gestion et la régulation de ces espèces et en réglemente l’exploitation. » Aux termes de l’article 2 de cette directive : » Les États membres prennent toutes les mesures nécessaires pour maintenir ou adapter la population de toutes les espèces d’oiseaux visées à l’article 1er à un niveau qui corresponde notamment aux exigences écologiques, scientifiques et culturelles, compte tenu des exigences économiques et récréationnelles. « . En vertu de son article 7 : » 1. En raison de leur niveau de population, de leur distribution géographique et de leur taux de reproductivité dans l’ensemble de la Communauté, les espèces énumérées à l’annexe II peuvent faire l’objet d’actes de chasse dans le cadre de la législation nationale. Les États membres veillent à ce que la chasse de ces espèces ne compromette pas les efforts de conservation entrepris dans leur aire de distribution. / 2. Les espèces énumérées à l’annexe II, partie A, peuvent être chassées dans la zone géographique maritime et terrestre d’application de la présente directive. / 3. Les espèces énumérées à l’annexe II, partie B, peuvent être chassées seulement dans les États membres pour lesquels elles sont mentionnées. / 4. Les États membres s’assurent que la pratique de la chasse (…) respecte les principes d’une utilisation raisonnée et d’une régulation équilibrée du point de vue écologique des espèces d’oiseaux concernées, et que cette pratique soit compatible, en ce qui concerne la population de ces espèces, notamment des espèces migratrices, avec les dispositions découlant de l’article 2. / (…) « .
7. D’autre part, l’article L. 425-14 du code de l’environnement dispose : » (…) Le préfet peut, sur proposition de la fédération départementale ou interdépartementale des chasseurs, fixer le nombre maximal d’animaux qu’un chasseur ou un groupe de chasseurs est autorisé à prélever dans une période déterminée sur un territoire donné. (…) « . L’article R. 425-20 du même code dispose : » I. – L’arrêté par lequel le ministre chargé de la chasse ou le préfet fixe le nombre maximal qu’un chasseur est autorisé à prélever précise, outre la ou les espèces d’animaux concernées, le territoire et la période considérés ainsi que, le cas échéant, les limites quotidienne et hebdomadaire de ce prélèvement, et le ou les objectifs poursuivis par l’instauration de cette mesure. (… ) « .
8. Il résulte de ces dispositions que, si la chasse au lagopède alpin, espèce mentionnée aux annexes I et II de la directive du 30 novembre 2009, n’est pas interdite de manière générale et absolue sur l’ensemble du territoire national, elle doit être réglementée de manière à ce que le nombre maximal d’oiseaux chassés ne compromette pas les efforts de conservation de cette espèce dans son aire de distribution. Il s’ensuit que le préfet de l’Ariège pouvait autoriser la chasse de cette espèce dans la mesure seulement où le nombre maximal des oiseaux chassables permettait de ne pas compromettre les efforts de conservation entrepris dans l’aire de distribution de ces espèces, à savoir les Pyrénées. Tel n’est pas le cas lorsque ces efforts ne suffisent pas à empêcher une diminution sensible des effectifs, dès lors qu’une telle diminution est susceptible de conduire, à terme, à la disparition des espèces concernées.
9. Il résulte de l’instruction, et notamment des études scientifiques produites par l’association Comité écologique ariégeois, que le lagopède alpin (Lagopus muta) est un galliforme boréo-alpin et que si sa population mondiale demeure importante, le réchauffement climatique et les pressions anthropiques le fragilisent particulièrement dans ses habitats les plus méridionaux, tel que la chaine des Pyrénées, cette fragilité étant accentuée par l’isolement géographique et les effectifs plus réduits des populations en cause. Les éléments soumis au juge des référés convergent en outre pour indiquer que l’aire de répartition de l’espèce fait l’objet d’une diminution et d’une fragmentation dans les Pyrénées françaises depuis le milieu du XXème siècle.
10. Pour justifier dans un tel contexte très défavorable un quota de prélèvement de 10 spécimens au total, au demeurant pour seulement deux des unités de gestion de la haute chaine centrale du département et alors que les préfets des autres départements pyrénéens n’ont délivré aucun quota de prélèvement pour le lagopède alpin depuis plusieurs années, l’arrêté litigieux se fonde essentiellement sur un indice de reproduction dans la haute chaine centrale de 0.89 jeune par adulte calculé par la fédération départementale des chasseurs. Toutefois, la solidité de la méthodologie retenue pour parvenir à cet indice a été largement contestée, ainsi que le préfet de l’Ariège l’a reconnu lors d’une réunion du conseil départemental de la chasse et de la faune sauvage du 5 avril 2024. Alors qu’un indice de fécondité inférieur à 0,4 est considéré comme mauvais pour le lagopède alpin, dans le » bilan démographique Pyrénées 2024 » réalisé par l’observatoire des galliformes de montagne, l’indice de reproduction de l’espèce a été estimé à 0,2 pour l’ensemble des Pyrénées françaises, cet indice étant estimé à 0 dans la haute chaine centrale concernée par les quotas litigieux, à partir il est vrai de l’observation d’un échantillon très faible de quatre lagopèdes dénombrés. Il n’en demeure pas moins que les évaluations de cet indice local de fécondité, réalisées depuis une vingtaine d’année, confirment, au-delà de leur fluctuation d’une année sur l’autre, le caractère durable de la faible fécondité de ces populations.
11. Dans ces conditions, le lagopède alpin fait face à un risque élevé de disparition dans les Pyrénées françaises, qui ne permet pas, en l’état des connaissances scientifiques et sans compromettre les efforts de conservation de cette espèce dans son aire de distribution conformément aux principes rappelées au point 8 de la présente ordonnance, que sa chasse soit autorisée, même pour de faibles quantités, la circonstance que d’autres facteurs que l’arrêté litigieux puissent également contribuer à ce risque n’étant pas de nature à réduire les obligations qui pèsent sur l’administration à cet égard.
12. L’arrêté litigieux étant de nature à compromettre, pour une espèce particulièrement fragile, les efforts de conservation de cette espèce dans son aire de distribution, dans les conditions qui viennent d’être énoncées, il porte une atteinte grave et manifestement illégale au droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, au regard des intérêts que l’association Comité Ariège écologie justifie défendre. Ces mêmes effets de l’arrêté créent une situation d’urgence particulière au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative dès lors qu’il a été pris le 27 septembre 2024 et a commencé à produire ses effets dès le 29 septembre 2024, ainsi que cela a été indiqué au point 5 de la présente ordonnance.
13. Il résulte de ce qui précède que la ministre de la transition écologique, de l’énergie, du climat et de la prévention des risques n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que par l’ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse a fait droit à la demande présentée par l’association Comité écologique ariégeois. Sa requête d’appel doit par suite être rejetée. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire droit aux conclusions présentées par l’association Comité écologique ariégeois en mettant à la charge de l’Etat le versement d’une somme de 2 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
O R D O N N E :
——————
Article 1er : Les interventions de l’association One Voice, de la fédération départementale des chasseurs de l’Ariège et la fédération nationale des chasseurs sont admises.
Article 2 : La requête de la ministre de la transition écologique, de l’énergie, du climat et de la prévention des risques est rejetée.
Article 3 : L’Etat versera à l’association Comité écologique ariégeois une somme de 2 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à la ministre de la transition écologique, de l’énergie, du climat et de la prévention des risques et à l’association Comité écologique ariégeois.