Conseil d’État
N° 418317
ECLI:FR:CECHR:2019:418317.20191014
Mentionné dans les tables du recueil Lebon
7ème – 2ème chambres réunies
M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur
Mme Mireille Le Corre, rapporteur public
SCP NICOLAY, DE LANOUVELLE, HANNOTIN ; SCP PIWNICA, MOLINIE, avocats
lecture du lundi 14 octobre 2019
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
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Texte intégral
Vu la procédure suivante :
La société Les Téléskis de la Croix Fry (TCF) a demandé au tribunal administratif de Grenoble d’annuler le contrat par lequel la commune de Manigod a délégué à la société Manigod Labellemontagne la gestion et l’exploitation de son domaine skiable et de condamner la commune à lui verser la somme de 20 millions d’euros en indemnisation du manque à gagner subi du fait de son éviction ou, subsidiairement, la somme de 188 241 euros HT en remboursement des frais exposés pour présenter son offre, outre, dans les deux cas, les intérêts au taux légal courant à compter du 21 février 2013, capitalisés. Par un jugement n° 1204316 du 8 mars 2016, le tribunal administratif de Grenoble a condamné la commune de Manigod à verser à la société TCF la somme de 3 millions d’euros » tous intérêts compris « .
Par un arrêt n°s 16LY01604, 16LY01770 du 21 décembre 2017, la cour administrative d’appel de Lyon a, sur appel de la commune de Manigod, ramené à 150 000 euros » tous intérêts compris » la somme que la commune de Manigod a été condamnée à verser à la société TCF et réformé le jugement en ce qu’il avait de contraire à son arrêt.
Par un pourvoi et un mémoire en réplique, enregistrés les 19 février 2018 et 10 avril 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la société TCF demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler cet arrêt et de rejeter le pourvoi incident de la commune de Manigod ;
2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit à ses conclusions d’appel ;
3°) de mettre à la charge de la commune de Manigod la somme de 5 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– le code général des collectivités territoriales ;
– le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Marc Pichon de Vendeuil, maître des requêtes,
– les conclusions de Mme Mireille Le Corre, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Nicolaÿ, de Lanouvelle, Hannotin, avocat de la société TCF et à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de la commune de Manigod ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 26 septembre 2019, présentée par la société TCF ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la commune de Manigod dans le département de la Haute-Savoie a lancé en 2011 une procédure d’appel d’offres en vue de confier la gestion et l’exploitation du service public des remontées mécaniques et des pistes de ski à un opérateur unique pour l’ensemble de son domaine skiable. Deux candidates ont été admises à participer à la négociation : la société TCF, ancien délégataire pour une partie du domaine, et la société Manigod Labellemontagne. Par une convention signée le 20 juin 2012, la commune a délégué à la société Manigod Labellemontagne la gestion et l’exploitation de l’ensemble du domaine skiable. La société TCF a alors demandé au tribunal administratif de Grenoble, en sa qualité de concurrente évincée, l’annulation de ce contrat ainsi que la condamnation de la commune à lui verser une indemnité destinée à couvrir le manque à gagner subi ou, à tout le moins, les frais exposés pour présenter son offre. Par un jugement du 8 mars 2016, le tribunal administratif de Grenoble a, après avoir estimé que le consentement de la commune avait été vicié et que l’irrégularité n’était pas régularisable, estimé qu’il y avait malgré tout lieu de décider de la poursuite de la délégation en cours et rejeté les conclusions tendant à l’annulation du contrat ; il a également condamné la commune de Manigod à verser à la société TCF la somme de 3 millions d’euros » tous intérêts compris » au motif qu’elle avait été privée d’une chance sérieuse d’obtenir le contrat. Sur appel de la commune, la cour administrative d’appel de Lyon a toutefois, par un arrêt du 21 décembre 2017, ramené la condamnation prononcée à la somme de 150 000 euros, en estimant que si la procédure suivie était irrégulière, cette irrégularité n’avait pas privé la société TCF d’une chance sérieuse de remporter le contrat et qu’elle ne pouvait donc pas prétendre à l’indemnisation de son manque à gagner mais seulement à celle des frais engagés pour participer à la procédure de consultation. La société TCF et, par la voie du pourvoi incident, la commune de Manigod et la société Manigod Labellemontagne se pourvoient en cassation contre cet arrêt.
Sur la recevabilité de l’intervention de la société Manigod Labellemontagne en appel :
2. Est recevable à former une intervention, devant le juge du fond comme devant le juge de cassation, toute personne qui justifie d’un intérêt suffisant eu égard à la nature et à l’objet du litige. Il en va ainsi de l’attributaire d’un contrat public, eu égard à l’objet du litige et à ses incidences sur les relations entre les parties comme sur sa réputation, non seulement lorsqu’est demandée l’annulation du contrat, mais aussi lorsque, comme en l’espèce devant le juge d’appel, est seulement recherchée la condamnation de son cocontractant au versement d’une indemnité à raison de l’irrégularité du contrat litigieux. Dès lors, en estimant que si la société Manigod Labellemontagne, attributaire du contrat de concession, était dépourvue d’intérêt à faire appel du jugement, qui avait rejeté la demande d’annulation du contrat formée par la société TCF, elle avait cependant intérêt à intervenir au soutien de l’appel formé par la commune de Manigod, dont les conclusions tendaient, à titre principal, à l’annulation du jugement du tribunal administratif de Grenoble qui avait retenu sa responsabilité du fait de l’irrégularité de l’offre retenue et des vices entachant la procédure de passation, la cour administrative d’appel de Lyon n’a pas, eu égard à l’objet du litige, donné aux faits de l’espèce une inexacte qualification juridique.
Sur l’étendue du droit à indemnisation du concurrent évincé :
3. Lorsqu’un candidat à l’attribution d’un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce contrat et qu’il existe un lien direct de causalité entre la faute résultant de l’irrégularité et les préjudices invoqués par le requérant à cause de son éviction, il appartient au juge de vérifier si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter le contrat. En l’absence de toute chance, il n’a droit à aucune indemnité. Dans le cas contraire, il a droit en principe au remboursement des frais qu’il a engagés pour présenter son offre. Il convient en outre de rechercher si le candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d’emporter le contrat conclu avec un autre candidat. Si tel est le cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu’ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l’offre, lesquels n’ont donc pas à faire l’objet, sauf stipulation contraire du contrat, d’une indemnisation spécifique. En revanche, le candidat ne peut prétendre à une indemnisation de ce manque à gagner si la personne publique renonce à conclure le contrat pour un motif d’intérêt général.
4. La cour administrative d’appel de Lyon a relevé que la commune de Manigod a porté atteinte au principe d’égalité d’accès à la commande publique en n’informant pas la société TCF de la faculté, que la collectivité a admise en cours de négociation avec la société Manigod Labellemontagne, de proposer une variante par rapport aux prescriptions du cahier des charges relatives à la réalisation d’une retenue collinaire en vue de l’installation d’un réseau de neige de culture et, en conséquence, en ne permettant pas à cette seconde candidate de modifier son offre pour prendre en compte cette variante. La cour a estimé qu’il existait un lien direct de causalité entre la faute résultant de l’irrégularité ainsi commise par la commune et les préjudices invoqués par la société TCF. La société TCF conteste le montant des sommes qui lui ont été allouées pour réparer ses préjudices.
En ce qui concerne la régularité de l’offre de la société Manigod Labellemontagne :
5. Aux termes du premier et des deux derniers alinéas de l’article L. 1411-1 du code général des collectivités territoriales dans sa rédaction alors applicable : » Une délégation de service public est un contrat par lequel une personne morale de droit public confie la gestion d’un service public dont elle a la responsabilité à un délégataire public ou privé, dont la rémunération est substantiellement liée aux résultats de l’exploitation du service. Le délégataire peut être chargé de construire des ouvrages ou d’acquérir des biens nécessaires au service. (…) / La collectivité adresse à chacun des candidats un document définissant les caractéristiques quantitatives et qualitatives des prestations ainsi que, s’il y a lieu, les conditions de tarification du service rendu à l’usager. / Les offres ainsi présentées sont librement négociées par l’autorité responsable de la personne publique délégante qui, au terme de ces négociations, choisit le délégataire « .
6. Aux termes de l’article 2.1 du règlement de consultation de la délégation de service public des remontées mécaniques et du domaine skiable de la station de Manigod : » Le dossier de consultation comprend : – le présent règlement ; – le document de consultation ou cahier des charges et ses annexes présentant les caractéristiques qualitatives et quantitatives de la future délégation de service public. / La commune pourra apporter toute modification à ce document ou réparer toute erreur matérielle, en informant tous les candidats « . Aux termes de l’article 3.3 du même règlement : » L’ensemble des autres clauses du document de consultation pourront faire l’objet d’observations ou de propositions alternatives motivées de la part des candidats, qui seront intégrées dans leur proposition « . Enfin, aux termes de l’article 24.2 du cahier des charges présentant les caractéristiques qualitatives et quantitatives de la future délégation de service public : » (…) les candidats proposeront, en plus des investissements de renouvellement, les investissements nouveaux ou toute autre proposition visant à contribuer au développement de la station, avec la réalisation a minima de deux télésièges et d’une retenue collinaire permettant l’installation d’un réseau de neige de culture sur le secteur Croix Fry « .
7. En estimant qu’il résultait des dispositions citées au point précédent, qui n’interdisaient pas aux candidats de formuler des propositions alternatives s’agissant des investissements prévus à l’article 24.2 du cahier des charges, que l’offre de la société Manigod Labellemontagne, qui avait proposé, lors de la phase de négociation, deux solutions à la commune de Manigod, l’une portant sur l’extension des réseaux d’enneigement artificiel sur le secteur de la Croix Fry sans construction d’une nouvelle retenue d’altitude, l’autre prévoyant la réalisation d’un lac d’altitude, n’était pas pour ce motif irrégulière, la cour administrative d’appel de Lyon, qui a porté sur les faits de l’espèce une appréciation souveraine exempte de dénaturation, n’a pas commis d’erreur de droit.
En ce qui concerne l’existence d’une chance de la société TCF :
8. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu’en relevant, pour estimer que la société TCF n’était pas dépourvue de toute chance d’être retenue comme délégataire, que son offre avait été qualifiée à l’issue des négociations de « bien argumentée et faisant preuve d’un grand professionnalisme » par le rapport de présentation des offres, qu’elle disposait des capacités techniques nécessaires à la gestion d’un domaine skiable et que son offre répondait aux attentes de la commune de Manigod, la cour administrative d’appel de Lyon n’a ni commis d’erreur de droit ni dénaturé les faits qui lui étaient soumis.
9. Il ressort en second lieu des mêmes pièces, notamment du montant des investissements envisagés et de la qualité des stratégies commerciales respectivement proposés par chacune des deux candidates, qu’en estimant, au vu de la marge d’appréciation dont dispose la collectivité à l’occasion de l’attribution d’une délégation de service public, que même en neutralisant les éléments sur lesquels le vice entachant la procédure de passation du contrat est susceptible d’avoir eu un effet, l’offre présentée par la société Manigod Labellemontagne était supérieure à celle de la société TCF, la cour, qui a suffisamment motivé son arrêt sur ce point, n’a pas commis d’erreur de droit en déduisant de ces appréciations souveraines exemptes de dénaturation que la société TCF n’avait, en revanche, pas de chance sérieuse de se voir attribuer la délégation de service public litigieuse.
En ce qui concerne le montant de l’indemnité allouée à la société TCF :
10. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que c’est par une appréciation souveraine exempte de dénaturation que la cour administrative d’appel de Lyon a évalué à 150 000 euros » tous intérêts compris » le montant de l’indemnité due à la société TCF au titre des frais exposés par elle en vue de la présentation de son offre.
11. Enfin, aucun texte ni aucun principe ne font obstacle à ce que le juge d’appel, lorsqu’il alloue une indemnité en réparation d’un dommage, détermine son montant en y incluant les intérêts déjà dus. La cour administrative d’appel de Lyon n’a donc pas, contrairement à ce qui est soutenu, commis une erreur de droit en condamnant la commune de Manigod à verser une somme de 150 000 euros » tous intérêts compris » sans prévoir que cette indemnité ouvrait droit au versement d’intérêts moratoires courant à compter de la date de notification de la réclamation préalable indemnitaire ou du jugement de première instance.
12. Il résulte de tout ce qui précède que le pourvoi de la société TCF et le pourvoi incident de la commune de Manigod et de la société Manigod Labellemontagne doivent être rejetés.
13. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la société TCF la somme de 1 500 euros à verser respectivement à la commune de Manigod et à la société Manigod Labellemontagne, au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. En revanche, les mêmes dispositions font obstacle à ce qu’une somme soit mise à ce titre à la charge de la commune de Manigod qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante.
D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi de la société Les Téléskis de la Croix Fry et le pourvoi incident de la commune de Manigod et de la société Manigod Labellemontagne sont rejetés.
Article 2 : La société Les Téléskis de la Croix Fry versera à la commune de Manigod et à la société Manigod Labellemontagne une somme de 1 500 euros chacune, au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société Les Téléskis de la Croix Fry, à la commune de Manigod et à la société Manigod Labellemontagne.